"RESTER DANS LA GROTTE" Par Rémi Bordes

"RESTER DANS LA GROTTE" Par Rémi Bordes

Ethnologue, il se rend souvent, seul, dans un hameau perdu du Népal pour ses recherches. Il y vit une forme d’isolement social particulièrement enrichissante.
Publié dans ’Le Monde’, le 15 Avril 2020

Dans les cultures hindoues et bouddhiques, la réclusion volontaire est tenue pour une conduite exemplaire. Depuis les temps immémoriaux, des ermites viennent dans l’Himalaya se couper de tout lien et s’immobiliser à la recherche du samadhi, l’« enstase ». Ils représentent un idéal dont de nombreux rites destinés aux humains ordinaires vont rappeler la valeur. Ainsi « rester dans la grotte », gupha bosné, désigne au Népal la claustration des jeunes filles lors de leurs premières règles (dans la pratique, on se contentera souvent d’une simple pièce noire, une étable si possible) ; cette même expression qualifie aussi par métaphore tout isolement social, effectué dans un esprit de réserve et de méditation, par des hommes aussi bien que des femmes.

 

Plutôt que d’isoler, ce type de confinement vous confie les clés d’un autre espace

Afin de poursuivre mes recherches, je me rends souvent au Népal sans proche ni collaborateur, et j’y demeure parmi les gens du commun, dans une relative précarité. Les finalités de ces séjours ont peu à voir avec celles d’une pratique monastique, mais il est vrai qu’ils tiennent aussi de la réclusion volontaire. Privé de relations familières et de tout un mode de fonctionnement, on se retrouve « seul » et à la marge. Pourtant, plutôt que d’isoler, ce type de confinement vous confie les clés d’un autre espace.

A chaque trajet vers le minuscule endroit où j’ai mes quartiers recommence le pèlerinage vers nulle part. La capitale, Katmandou, nonchalamment affairée, pose sur le regard la guirlande de l’attention ; puis, vingt heures d’autocar plus loin, Dhangadhi dans sa moiteur vous cueille comme un oisillon tiré du nid ; dix heures encore par des jungles bleutées, un insignifiant chef-lieu brouille les pistes ; quelques heures de marche, encore un hameau, encore une maison, et vous y êtes. Puis, les visages amis, et ce silence très dense, ce murmure de cloches votives et de bétail, les psalmodies et les vieilles radios qui toussent.

Dans « mon » village comme dans mille autres, la présence de l’Etat et sa capacité à fournir les services qu’on en attend reste à peu près de l’ordre de l’hypothèse métaphysique

Vous vous défaites alors comme d’un barda encombrant de l’idée qu’il faut à tout son centre névralgique. Dans « mon » village comme dans mille autres, la présence de l’Etat et sa capacité à fournir les services qu’on en attend reste à peu près de l’ordre de l’hypothèse métaphysique. Ce qui demeure pour tous absolument certain, c’est surtout que la fontaine est là, qu’ont bâtie tels aïeux ; c’est que la bufflonne est là, qui va donner ses trois litres ; que les artisans qui font les outils, chaudronnier, forgeron, cordonnier, tailleur, même si un peu vieux et ralentis, officient encore. Que sont toujours là des dizaines de bras très peu fatigables d’hommes et de femmes, et que donnent des récoltes leurs champs étroits – si les réserves s’épuisent, on ira convaincre un autre de prêter un peu des siennes, dans des dettes jamais soldées. Que sont là les consanguins, les affins, les alliés et les ennemis, à qui l’on est si inextricablement lié que l’on dit difficilement « je » sans sous-entendre « nous » ; et que sont là leurs dieux.

L’arrivée dans ce monde bien campé commence toujours par me rappeler à quel point est étirée la chaîne de dépendance qui conditionne ma propre survie à de lointaines et opaques décisions – corridors, data centers, officines et salles des marchés. Alors que le premier chaînon, le seul qui fasse tenir quelque réel que ce soit, se situe toujours au même endroit : là où l’on se trouve. D’où cette impression de déréalité dans laquelle nous flottons tous plus ou moins, cette fatigue indéfinissable, aggravée d’hyperconnexion.



Mon « moi » de petit Français subit une sorte d’érosion

Mes jambes se mesurent à ce milieu changeant, pentes, sommets, torrents, forêts, à quoi les habitants sont liés par un attachement irrévocable. Cette montagne qui parfois tremble et rugit et que modifient les tempêtes saisonnières rend toute idée de permanence relative. La manière dont, au milieu de tout cela, mes amis villageois me semblent se contenter de leur non-puissance, de leur dépendance les uns aux autres, me communique vite une solide pondération. Mes travaux reprennent, avec allégresse.

Pour les réaliser, aucun isolement social n’est possible. Vingt fois plus entouré qu’à son habitude, mon « moi » de petit Français, auquel je m’accroche d’abord comme l’avare à sa cassette, subit une sorte d’érosion. Il se dilue dans la rizière, se subdivise en branches de cousins, et se rapproche inéluctablement de son centre impalpable. Je me mets au bout de quelques jours à m’incliner facilement quand il faut joindre les mains devant un homme ou devant une icône.

Il y a de l’ennui, bien sûr, dans ces séjours. On vit une partie du temps avec l’incompréhensible pour seul compagnon, comme un nouveau venu inexpérimenté. On a beau paraître proche, on redevient quelquefois l’étranger, parfois même le gêneur. On est tout petit. Cela pousse aux assouplissements, sur des largeurs insoupçonnées. Si vous optez pour le repli, vous en payez le prix.

Face au déficit de choses familières, une mécanique se met en branle dans l’esprit, qui l’oblige à forer ses propres ressources. Elles sont abyssales

Pourtant, jamais je n’ai trouvé l’ennui aussi peu ennuyeux que là-bas. Parce qu’il est totalement contraint. Face au déficit de choses familières, une mécanique se met en branle dans l’esprit, qui l’oblige à forer ses propres ressources. Elles sont abyssales, et vous y descendez comme Ali Baba à son trésor.

Il ne se passe pas rien mais, souvent, peu ; à l’événement succède le désœuvrement, ou de longues demi-occupations ; de sorte que, lors du prochain événement, de la prochaine rencontre, vous allez vous trouver au bon endroit de vous-même. Si vous n’y êtes pas, l’interlocuteur y sera, lui, et cela vous poussera à venir vous y tenir vous aussi, à tourner la langue dans votre bouche – interactions simples et ritualisées, cordialité paysanne.

Ces vieux qu’une épidémie n’impressionnera pas

Si aucune distraction ne vient, vous déballerez les souvenirs comme on se choisit un programme télé. En évoquerez les détails et entournures, qui serviront à comprendre mieux qui sont les êtres et ce qui a pu vous arriver. Les villageois eux-mêmes vaquent dans ce monde de la mémoire. Ils s’aiment moitié parce qu’ils se voient, moitié parce qu’ils nourrissent une relation en pensée, et parce qu’ils ont le temps pour le faire. Ils n’oublient rien, tout s’imprime et s’enregistre, et se garde. Tout cela procure un autre genre de légèreté que celle qui consiste à confier sa vie aux data, puis à courir se « vider la tête ».

Ces jours-ci, je pense justement à ces vieux qu’une épidémie n’impressionnera pas plus (et pas moins) que les cent avanies qu’ils ont traversées. Ils sont l’ascète dans la grotte, se préparant à l’après-vie. Tandis que le monde de l’hyperpuissance redécouvre la fragilité et tremble devant ses pertes, eux n’ont cessé toute leur existence de regarder la mort en face. Un virus capable de mettre à genoux la planète entière finira dans leurs temples sous les traits de quelque déesse grimaçante – mais l’imagerie hindoue a toujours dit qu’un bon ascète peut en imposer aux dieux.

Gupha bosné. Qu’il s’agisse de lutter contre une pandémie, ou de changer le mauvais scénario qui nous a menés là, l’objectif de toute réclusion est bien de sortir de la caverne.

 

Rémi Bordes est ethnologue, spécialiste du Népal. Il enseigne à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Il a publié « Le Chemin des humbles. Chroniques d’un ethnologue au Népal » (Plon, « Terre humaine », 2017 ; Pocket, 2018).